On a envie de parler de la fin des Raisins de la colère. Et surtout de Rosaharn, personnage qu’on entend peu mais personnage essentiel au roman. Évidemment, interdit d’évoquer le dénouement. Ce qu’on veut c’est que l’œuvre soit lue ! Parce qu’elle est un elixir d’humanité. Elle est notre réponse en temps qu’être humain aux débats qui malheureusement grisent encore les journaux, les comptoirs de cafés ou les bons et cyniques repas dominicaux.
Comme les résumés et analyses ne manquent pas sur le roman, seulement deux points seront évoqués, à la manière de Steinbeck (sans le style, malheureusement !), en juxtaposant un regard sur la société en général et un regard sur l’histoire de la famille Joad. L’auteur parsème dans le récit de courts chapitres qui évoquent la situation des États-Unis pendant la Grande Dépression. Ce sont des discours dans lesquels le personnage-individu cède sa place à la collectivité. Ils fonctionnent comme des pauses réflexives ─ et tellement poétiques ─ dans le récit de l’histoire des Joad.
Quand l’Histoire rencontre l’histoire
Steinbeck raconte l’exil économique tel que nous le connaissons avec ses tentes qui s’enchaînent et qu’on détruit régulièrement, pour régler ce qui n’est qu’un problème de politique, comme si ça n’avait rien à voir avec l’humain : un décor, des chiffres, des décisions pour protéger les citoyens. Il raconte aussi, l’histoire de la jeune Rosaharn qui va devenir mère.
Les migrants du capitalisme
À travers le roman, on vit parmi ceux qui migrent. Les raisins de la colère raconte le parcours d’une famille obligée de quitter ses terres pour des raisons économiques. Ils deviennent les Okies, qui envahissent la Californie, vivent dans des camps insalubres, pourraient bien se battre, voler et installer l’insécurité dans la région. Voilà ce qu’on pensait il y a un peu plus de cent ans, au sujet d’habitants de toute une région dévastés par la misère. Il y a cent ans …
Pourquoi l’exil ?
D’énormes machines de l’agriculture intensive occupent désormais le terrain. Mais heureusement, en Californie, magnifique région aux couleurs de l’espérance et de l’abondance, de nombreux fruits sont à cueillir. Seulement, eux aussi sont la récolte de l’agriculture intensive, qui ruine les petits fermiers et réduit la valeur de la main d’œuvre. L’agriculture profite désormais aux grands propriétaires.
L’histoire de Rosaharn
Cette histoire est celle d’un peuple, de beaucoup de peuples, et celle de Rosaharn. Elle a 19 ans et son rôle dans le roman est à la fois secondaire et essentiel. Elle est enceinte. Lorsqu’elle suit sa famille, c’est accompagnée du jeune futur père Connie. Le couple rêve d’un avenir digne. Quand Connie aura trouvé du travail en Californie, il étudiera la nuit pour ensuite gagner plus d’argent. L’enfant grandira dans une petite maison, et non sous cette tente qu’il faut encore planter ailleurs, sous le joug des menaces d’expulsion. Or, cette réalité-ci, usante, décourage Connie. Il part.
Les silences de Rosaharn
Rosaharn voit son ventre s’arrondir et pleure. Elle est désormais seule. Mais, pour Man, pas le temps d’essuyer des larmes. Elle supporte mal le désespoir qui met à terre sa fille. Il faut ranger, trouver de quoi nourrir la famille, soutenir les hommes qui désespèrent. Il faut sauver sa peau. On s’occupe peu du mal de Rosaharn. Pas le temps. Elle ne dit rien et ne pleure plus.
L’infirmière du camp du Gouvernement a dit qu’elle a besoin de boire du lait. Dans le ventre, l’enfant, qui a subi les nombreuses heures de route dans l’inconfort de la camionnette, a besoin de lait. Rosaharn le craint, l’enfant n’ira pas bien quand il naîtra. Il sera retardé, sûrement.
Les hommes ont trouvé du travail. Le soir, au magasin du camp qui les accueille, Man peut faire crédit. Mais tout coûte cher. Pa, Jo, Tom et Al ont besoin de viande. Et du café, et du sucre pour avoir la force de cueillir les pêches jusqu’à la nuit.
On ne parle plus du lait pour Rosaharn. Elle ne le demande plus.
Ruthie et Winfield sont les deux petits de la fratrie. Ruthie arrive en courant. Winfield s’est évanoui. Il est tellement affamé que son corps rejette tout aliment solide. Il faut du lait. À Rosaharn aussi ; elle se tait, de la même manière qu’elle a appris à refouler ses peines et ses espoirs. L’enfant n’ira pas bien quand il naîtra. Il sera retardé, sûrement. Ces idées obsèdent la jeune femme. Man lui donne en cachette le fond du lait de Winfield.
Pour Rosaharn, l’heure n’est plus aux sentiments. Elle devient ce qu’on attendait d’elle, une aide à la survie. La famille a encore changé de camp. Celui-ci promet quelques jours meilleurs. Le froid hivernal approche. Même si le travail dans les champs de coton est de courte durée, ils pourront résider à l’abri du froid. Ils partagent un wagon avec une autre famille. Rosaharn veut elle aussi cueillir. Man la trouve trop faible : la grossesse arrive à terme. Mais Rosaharn veut participer, peut-être pour oublier que l’enfant aura sûrement des problèmes quand il naîtra, qu’il n’aura pas de père, pas à manger, pas de toit, et que pourtant, tout ça n’est pas le plus important, il faut d’abord survivre.
Le silence des Rosaharn
Rosaharn, on ne l’entend pas. Mais elle est essentielle au roman, tel le suggère le dénouement, qui serait grâce à elle une note d’espoir ? … Les Rosaharn, ce serait ceux qu’on ne regarde pas, qu’on n’écoute pas mais qui agissent, dépassant leur condition, pour la survie de la communauté.
Le destin et les sacrifices des Rosaharn restent sous silence, mais heureusement, un peu moins de cent ans plus tard, quand on pense aux Raisins de la colère, on ne peut s’empêcher d’imaginer tous ces individus brisés par des systèmes économiques et politiques, quand leur histoire se heurte à l’Histoire, quand cette histoire des Joad vient nous bousculer dans notre propre temps.